Peinture d'Ilya Glazounov
La vie est une fête de la totalisation sensuelle, de l’accouplement et de la pénétration mutuelle, de l’ouverture permanente. La mort, au contraire, est le passage de la réunion organique au stade inférieur de la division en éléments isolés- à l’intérieur d’un corps donné comme au sein de ses relations au monde extérieur. Toute la culture actuelle économico centriste du change est fondée sur les présomptions d’une action intentionnelle, convenue à l’avance et de pointe – sans stimulation matérielle garantie elle ne marche pas. En ce sens, c'est un éloignement de la vie, car cette dernière consiste en une activité spontanée, qui se déverse hors de ses limites, qui pousse à travers tous les obstacles. La paysannerie et son amour pour la terre représentaient une spontanéité de cet ordre.
Comparez l’ancien type paysan que les commissaires bolcheviques ont mis tant d’énergie à combattre – ces eunuques du harem appelé propriété socialiste, avec les nouveaux « agraires » auxquels nous avons affaire aujourd’hui. Son drame est celui de la vie elle-même, que l’on a tranchée, tronquée, déracinée, stérilisée. Les commissaires ont adopté la technologie de l’absurde, et à l’éternelle liturgie paysanne de la terre nourricière ont opposé le jeu de l’absurde.
Au début, dans la période d’excédent, ils prenaient au paysan, qui venait de recevoir sa terre, toute sa récolte. Le travail devenait par là même absurde. Ensuite, dans la période de la collectivisation, les commissaires nécrophiles, sous les yeux des paysans, vouaient à sa perte le blé qu’ils leur avaient enlevé, en l’arrosant comme il convient. Le bétail confisqué mourait de faim dans les parcelles collectives, les récoltes confisquées pourrissaient ou brûlaient. Ce théâtre de l’absurde, organisé avec une sombre et mauvaise jubilation de nécrophiles devant la vie profanée dura des décennies.
On semait du lin, seulement pour le récolter à l’automne et le brûler. Au temps de « l’épopée du maïs », sous Khrouchtchev, des superficies de terre étaient dévastées pour être occupée par le « roi des champs » qui trompait la science et ne donnait rien. Après la famine monstrueuse des années 30, qui avait commencée à la suite de la collectivisation générale, le pouvoir décida de céder momentanément à « l’instinct de propriété ». On accorda aux paysans de misérables parcelles de jardin, moins de 1% des surfaces cultivables du pays. C’était un petit oasis de vie dans le royaume de la scholastique socialo-bureaucratique mortifère. Et cet oasis nourrissait de ses sucs le pays exsangue, fournissant près de 40% de toute la production agraire. Mais cette petite revanche suscita aussitôt l’agitation et la haine des eunuques du communisme, qui commencèrent à exiger pour chaque poule élevée, chaque arbre fruitier planté un impôt qui excédait des dizaines de fois le « bénéfice » possible du paysan.
Le foyer paysan misérable était isolé et bloqué par tous les efforts d’une armée mobilisée de surveillants-expropriateurs. Il était interdit de mener le bétail au pré, on ne pouvait faucher pour le nourrir que dans des endroits peu commodes, au hasard, près des ravins, et encore en cachette, avec les coups d’œil traqués qui accompagnent les pratiques illégales et honteuses. La réaction rationnelle à cette censure omniprésente et qui ne connaissait pas la pitié envers les manifestations de la vie eût été de tout laisser tomber, de partir à la ville et de passer dans les rangs de la bureaucratie et de la technocratie victorieuses.
Beaucoup le firent. La différenciation socialiste distingue et oppose deux parties de la paysannerie : celle qui, à la vie et au travail de la terre réels a préféré le « travail du texte »- l’activité bruyante d’innombrables activistes des jeunesses communistes, des propagandistes, des agitateurs, des organisateurs, des agents de terrain, des contrôleurs – et celle qui est restée fidèle à la vie même du peuple et au-delà de cela, à l’ordre cosmique. Quelle force vitale, quelle énergie de l’éros fallait-il pour continuer, dans les circonstances de la nécrophilie inlassable des commissaires, son affaire de paysan, qui transforme le corps et la volonté en un organisme cosmique, en l’expression de la nature opprimée, assiégée par la technosphère !
Dans la logique de la modernité, on pourrait évaluer la différenciation de la paysannerie asservie et l’expliquer par les critères de la « mobilité sociale ».
S’en allaient à la ville, en quittant la terre pour toujours, les plus mobiles, les plus adaptables, les plus réactifs aux appels de la modernité avec toute son « école du succès » rationaliste. Mais une réflexion contemporaine plus mûre nous découvre des secrets inaccessibles à la sociologie traditionnelle. Selon quelque critère supérieur, ceux qui restaient sur la terre devraient être reconnus comme les meilleurs conservateurs du feu cosmique chancelant qui répond de la continuation de notre existence.
La question de ce que la campagne a donné à la ville industrielle se pose d’une nouvelle façon. Du point de vue du positivisme sociologique, elle lui a simplement donné la masse physique d’une nouvelle force de travail. Du point de vue de la nouvelle métaphysique du cosmisme, elle l’a gratifié du type d’homme que la ville actuelle n’est plus en état de former : celui qui apporte au monde l’offrande de son activité spontanée et désintéressée, de sa réceptivité et de sa curiosité insatiables, de son empathie et de sa participation, en un mot, de cette ouverture à la vie sans laquelle la production sociale n’est, au sens propre, pas possible. Car la production se fonde sur deux aspects :
1) sur l’ouverture des gens à la nature, au dialogue difficile et plein de sens auquel ils doivent être constamment prêts ;
2) sur l’ouverture des uns aux autres, sans laquelle une coopération sociale quelque peu développée et efficace n’est pas possible.
Aujourd’hui, nous sommes menacés par une véritable paralysie de la production sociale.
La domination du paradigme de Saussure,- la séparation du signifié et du signifiant, est le signe d’une phase nouvelle et inattendue des relations entre la nature et la culture. La maladie de la naturophobie prends le dessus sur la culture, elle ne se sent déjà plus les forces de « lutter avec la nature » et de répondre à ses défis par les exploits de nouvelles découvertes fondamentales, découvertes ou révélations artistiques.
La nouvelle culture, qui s’isole elle-même et craint de goûter à tout ce qui est primordial, cosmique et naturel, passe sa commande sociale à la technique : isoler la personnalité du milieu naturel et de toutes dépendances naturelles, la faire entrer entièrement dans un texte artificiellement construit. Comme l’écrit V. Koutyriev, « il faut regarder la vérité dans les yeux : la partie « d’avant-garde », progressiste de l’humanité se transforme en matériau de base du monde informatique et s’apprête, comme l’y invitait l’académicien V. Glouchkov », à « entrer dans la machine ».
Alexandre Panarine, la Civilisation Orthodoxe, chapitre II