vendredi 16 mars 2018

La Vierge Noire









   Depuis le début de mon séjour j’avais pris l’habitude de me rendre tous les jours à la chapelle Notre-Dame, et de m’asseoir quelques minutes devant la Vierge noire - celle là même qui depuis un millier d’années avait inspiré tant de pèlerinages, devant laquelle s’étaient agenouillés tant de santé et de rois.  C’était un statue étrange, qui témoignait d’un univers entièrement disparu. La Vierge était assise très droite ; son visage aux yeux clos, si lointain qu’il en paraissait extraterrestre, était couronné d’un diadème. L’enfant Jésus - qui n’avait à vrai dire nullement des traits d’enfants, mais plutôt d’adulte, et même de vieux - était assis, lui aussi très droit, sur ses genoux ; il avait, lui aussi, les yeux clos, et son visage aigu, sage et puissant était également surmonté d’une couronne. Il n’y avait nulle tendresse, nul abandon maternel dans leurs attitudes. Ce n’était pas l’enfant Jésus qui était représenté ; c’était, déjà, le roi du monde. Sa sérénité, l’impression de puissance spirituelle, de force intangible qu’il dégageait étaient presque effrayantes.
   Cette représentation surhumaine était aux antipodes du Christ torturé, souffrant qu’avait représenté Matthias Grûnewald, et qui avait tellement impressionné Huysmans. Le Moyen-Âge de Huysmans était celui de l’âge gothique, et même du gothique tardif : pathétique, réaliste et moral, il était déjà proche de la Renaissance, davantage que de l’ère romane. Je me souvenais d’une discussion que j’avais eue, des années auparavant, avec un enseignant en histoire de la Sorbonne. Aux débuts du Moyen-Âge, m’avait-il expliqué, la question du jugement individuel n’était presque pas posé ; c’était bien plus tard, chez Jérôme Bosch par exemple, qu’apparaissaient ces représentations effrayantes où le Christ sépare la cohorte des élus de la légion des damnés ; où des diables entraînent les pécheurs non repentis vers les supplices de l’enfer. La vision romane était différente, bien plus unanimiste : à sa mort, le croyant entrait dans un état de sommeil profond, et se mêlait à la terre. Une fois toutes les prophéties accomplies, à l’heure du second avènement du Christ, c’est le peuple chrétien tout entier, uni et solidaire, qui se levait de son tombeau, ressuscité dans son corps glorieux, pour se mettre en marche vers le paradis. Le jugement moral, le jugement individuel, l’individualité en elle-même n’étaient pas des notions clairement comprises par les hommes de l’âge roman, et je sentais moi aussi mon individualité se dissoudre, au fil de mes rêveries de plus en plus prolongées devant la vierge de Rocamadour. (…)

   Il commençait à y avoir des animations touristiques dans le village, surtout gastronomiques mais aussi culturelles, et la veille de mon départ, alors que je faisais ma visite quotidienne à la chapelle de Notre-Dame, je tombai par hasard sur une lecture de Péguy.  Je m’installais à l’avant-dernier rang ; l’assistance était clairsemée, surtout composée de jeunes en jean et en polo, tous avaient ce visage ouvert et fraternel que parviennent je ne sais comment à arborer les jeunes catholiques.

Mère voici vos fils qui se sont tant battus.
Qu’ils ne soient pas pesés, comme on pèse un esprit.
Qu’ils soient plutôt jugés comme on juge un proscrit
Qui rentre en se cachant par des chemins perdus.

   Les alexandrins résonnaient avec régularité dans l’air calme et je me demandais ce que pouvaient bien comprendre à Péguy, à son âme patriotique et violente, ces jeunes catholiques humanitaires. La diction de l’acteur était quoi qu’il en soit remarquable. Il me semblait d’ailleurs que c’était un acteur de théâtre connu, il devait appartenir à la Comédie Française, mais il devait avoir, également, joué dans des films, il me semblait avoir déjà vu sa photo quelque part.

Mère voici vos fils et leur immense armée.
Qu’ils ne soient pas jugés sur leur seule misère.
Que Dieu mette avec eux un peu de cette terre
Qui les a tant perdus et qu’ils ont tant aimée.

   C’était un acteur polonais, j’en étais sûr maintenant, mais je ne parvenais toujours à me souvenir de son nom ; peut-être était-il catholique lui aussi, certains acteurs le sont, il est vrai qu’ils exercent une profession bien étrange, où l’idée d’interventions providentielles peut paraître, plus que dans beaucoup d’autres, plausible. Et ces jeunes catholiques, leur terre, l’aimaient-ils ? Etaient-ils prêts, pour elle, à se perdre ? Je sentais moi-même prêt à me perdre en général, enfin j’étais dans un état étrange, la Vierge me paraissait monter, s’élever de son socle et grandir dans l’atmosphère, l’enfant Jésus paraissait prêt à se détacher d’elle et il me semblait qu’il lui suffisait maintenant de lever son bras droit, les païens et les idolâtres seraient détruits, et les clefs du monde lui seraient remises « en tant que seigneur, en tant que possesseur et en tant que maître ».

Mère voici vos fils qui se sont tant perdus.
Qu’ils ne soient pas jugés sur une basse intrigue.
Qu’ils soient réintégrés comme l’enfant prodigue.
Qu’ils viennent s’écrouler entre deux bras tendus.

   Peut-être aussi tout simplement j’avais faim, j’avais oublié de manger la veille, et il valait peut-être mieux que je rentre à l’hôtel, m’attabler devant quelques cuisses de canard, au lieu de m’effondrer entre deux bancs, victime d’une crise d’hypoglycémie mystique. Une fois de plus je repensai à Huysmans, aux souffrances et aux doutes de sa conversion, à son désir de désespéré de s’incorporer à un rite.


   Je restai jusqu’à la fin de la lecture, mais sur la fin je m’aperçu que malgré la grande beauté du texte j’aurais préféré, pour ma dernière visite, être seul. Bien autre chose se jouait, dans cette statue sévère, que l’attachement à une patrie, à une terre, ou que la célébration du courage viril du soldat ; ou même que le désir, enfantin, d’une mère. Il y avait là quelque chose de mystérieux, de sacerdotal et de royal que Péguy n’était pas en étant de comprendre, et Huysmans encore bien moins. Le lendemain matin, après avoir chargé ma voiture, après avoir payé l’hôtel, je revins à la chapelle Notre-Dame, à présent déserte. La Vierge attendait dans l’ombre, calme et immarcescible. Elle possédait la suzeraineté, elle possédait la puissance, mais peu à peu je sentais que je perdais le contact, qu’elle s’éloignait dans l’espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné, restreint. Au bout d’une  demi-heure, je me relevai, définitivement déserté par l’Esprit, réduit à mon corps endommagé, périssable, et je redescendis tristement les marches en direction du parking.


Michel Houellebecq (Soumission)

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