Le Bazar de la Charité était une oeuvre de bienfaisance fondée par des grands bourgeois et des financiers pour mettre en place des ventes d'objets divers au profit des pauvres et des démunis en 1885. Le 4 mai 1897, un incendie s'y produit qui fait 126 victimes surtout des femmes... Dans son Journal, Léon Bloy, sur un ton qui détonne franchement par rapport aux différents hommages rendus aux victimes va même se réjouir de l'incendie, y voyant l'action de Dieu contre le matérialisme et l'irreligion de l'époque. On peut aussi y voir une réflexion toujours d'actualité sur le "charity business".
Léon Bloy
Mon journal (1896-1900)
Mai 1897
5. - Incendie du Bazar de Charité. Un grand nombre de belles dames ont été carbonisées, hier soir, en moins d'une demi-heure. Non pro mundo rogo1 ; dit le Seigneur. Admirable sottise de Coppée. "Elles s'étaient réunies pour faire le bien ", écrit-il. Tout le monde, bien entendu, accuse Dieu.
8. - L'agitation au sujet de l'incendie continue. songez donc ! Des personnes si riches, en toilette de gala et qui avaient leurs voitures à la porte ! Leurs voitures éternellement inutiles ! Tout ça pour l'amour des pauvres. Oui, tout ça. Quand on est riche, c'est qu'on aime les pauvres. Les belles toilettes sont la récompense de l'amour qu'on a pour la pauvreté. Et voilà qui condamne l'Evangile. Le Nonce du Pape était venu bénir la Truie qui file, un instant avant le feu. Il était à peine sorti que cela commençait... Judex tremebundus ante januam.2.
9. - A mon ami André R :
POUR EXASPERER LES IMBECILES
Vous me demandez "quelques mots" sur la récente catastrophe. J'y consens d'autant plus volontiers que je souffre de ne pouvoir crier ce que je pense.
J'espère, mon cher André, ne pas vous scandaliser en vous disant qu'à la lecture des premières nouvelles de cet événement épouvantable, j'ai eu la sensation nette et délicieuse d'un poids immense dont on aurait délivré mon coeur. Le petit nombre de victimes, il est vrai, limitait ma joie.
Enfin, me disais-je tout de même, enfin ! ENFIN ! voilà donc un commencement de justice.
Ce mot de Bazar accolé à celui de CHARITE ! Le Nom terrible et brûlant de Dieu réduit à la condition de génitif de cet immonde vocable !!!
1. "Je ne prie pas pour tout le monde" (Jean, XVII, 9)
2. "Le juge redoutable est à la porte."
Dans ce bazar donc, des enseignes empruntées à des caboulots, à des bordels, A la Truie qui file, par exemple ; des prêtres, des religieuses circulant dans ce pince-cul aristocratique et y traînant de pauvres êtres innocents !
Et le Nonce du Pape venant bénir tout ça !
Ah ! mon ami, quelle brochure à écrire ! L'incendiaire du Bazar de Charité.
Tant que le Nonce du Pape n'avait pas donné sa bénédiction aux belles toilettes, les délicates et voluptueuses carcasses que couvraient ces belles toilettes ne pouvaient pas prendre la forme noire et horrible de leurs âmes. Jusqu'à ce moment, il n y avait aucun danger.
Mais la bénédiction, la Bénédiction, indiciblement sacrilège de celui qui représentait le Vicaire de Jésus-Christ et par conséquent Jésus-Christ lui-même, a été où elle va toujours, c'est à dire au FEU, qui est l'habitacle rugissant et vagabond de l'Esprit-Saint.
Alors, immédiatement, le feu a été déchaîné, et TOUT EST RENTRE DANS L'ORDRE.
Te autem faciente eleemosynam, nesciat sinistra tua quid faciat dextera tua : Ut si eleemosyna tua (1) IN ABSCONDITO (Matth. vi, 3 et 4).
- Vous vous êtes joliment fichue de cette Parole, n'est-ce pas ? belle Madame, et vous avez voulu exactement le contraire. Eh ! bien, voilà. Il y avait justement un pauvre qui avait très faim, à qui nul ne donnait et qui était le plus affamé des pauvres. Ce pauvre, c'était le Feu. Mains Notre-Seigneur Jésus-Christ en a eu pitié, il lui a envoyé sa bénédiction par le domestique de son Vicaire et, alors vous lui avez fait l'aumône somptueuse et tout à fait manifeste de vos savoureuses entrailles. Pour ce qui est de votre "droite" et de votre "gauche", soyez tranquille. La Parole s'accomplira au point que même vos larbins superbes et damasquinés ne parviendront pas à les distinguer l'une de l'autre et qu'il faudra attendre pour cela jusqu'à la Résurrections des Morts.
Cum facis eleemosynam, noli tuba, canere ante te, sicut hypocritae faciunt in synagogis, et in vicis, ut honorificentur ab homonibus. Amen dico vobis, receperunt mercedem suam (2) (Matth.VI, 2)
- Elle n'est pas non plus pour toi cette Parole, n'est-ce pas marquise ? Tout le monde sait que l'Evangile fut écrit pour la canaille, et tu aurais joliment reçu Celui qui aurait osé te conseiller de vendre in abscondito tes "trompettes" et tes falbalas pour le soulagement des malheureux ! Mais, tout de même, tu recevras "ta récompense" et, demain matin, ô vicomtesse, on vous ramassera à la pelle, avec vos bijoux et votre or fondus, dans les immondices...
Ce qu'il y a d'affolant, de détraquant, de désespérant, ce n'est pas la catastrophe elle-même, qui est en réalité peu de chose auprès de la catastrophe arménienne, par exemple, dont nul, parmi ce beau monde, ne songeait à s'affliger.
Non, c'est le spectacle véritablement monstrueux de l'hypocrisie universelle. C'est de voir tout ce qui tient une plume mentir effrontément aux autres et à soi-même.
Enfin, et surtout, c'est le mépris immense et tranquille de tous à peu près sans exception, pour ce que Dieu dit et ce que Dieu fait.
Le caractère spécial et les circonstances de cet événement, sa promptitude foudroyante, presque inconcevable, qui a rendu impossible tout secours et dont il y a peu d'exemples depuis le Feu du Ciel, l'aspect uniforme des cadavres sur qui le Symbole de la Charité s'est acharné avec une sorte de rage divine, comme s'il s'agissait de venger une prévarication sans nom, tout cela pourtant était assez clair.
Tout cela avait la marque bien indéniable d'un châtiment et d'autant plus que des innocents étaient frappés avec des coupables, ce qui est l'empreinte biblique des Cinq Doigts de la Main Divine.
Cette pensée si naturelle : Dieu frappe, donc il frappe avec justice, ne s'est présentée à l'esprit de personne, ou, si elle s'est présentée, elle a été écartée immédiatement avec horreur.
Ah ! S'il s'était agi d'une population de mineurs, gens aux mains sales, on aurait peut-être vu plus clair, les yeux étant beaucoup moins remplis de larmes. Mais, des duchesses et des banquières qui "s'étaient réunies pour faire le bien", comme l'a dit positivement le généreux gaga François Coppée, songez donc, chère Madame !
De son autorité plénière, le journal La Croix a canonisé les victimes. Rappelant Jeanne d'Arc (!!!) dont c'était à peu près l'anniversaire, l'excellent eunuque des antichambres désirables, le P. Bailly, a parlé de ce "bûcher où les lys de la pureté ont été mêlés aux roses de la charité".
J'imagine que les chastes lys et les tendres roses auraient bien voulu pouvoir ficher le camp, fut-ce au prix de n'importe quel genre de prostitution ou de cruauté, et je me suis laissé dire que les plus vigoureuses d'entre ces fleurs ne dédaignèrent pas d'assommer les plus faibles qui faisaient obstacle à leur fuite.
"Chacun pour soi, Madame !..." Ce mot a été entendu. C'était peut-être la Truie qui filait.
Pour revenir à La Croix, ne vous semble-t-il pas André, que ce genre de blasphème, cette sentimentalité démoniaque appelle une nouvelle catastrophe, comme certaines substances attirent la foudre ? On ne fait pas joujou avec les formes saintes, et c'est à faire peur de galvauder ainsi le nom de Charité, qui est le Nom même de la Troisième Personne Divine.
Voilà, cher ami, tout ce que je peux dire de cet incendie. Je vous remercie de m'avoir donné ainsi l'occasion de me dégonfler un peu. J'en avais besoin.
Attendez-vous, d'ailleurs, et préparez-vous à de bien autres catastrophes auprès desquelles celle du Bazar infâme semblera bénigne. La fin du siècle est proche, et je sais que le monde est menacé comme jamais il ne le fut. Je dois vous l'avoir déjà dit, puisque je le dis à qui veut l'entendre ; mais, en ce moment, je vous le dis avec plus de force et vous prie de vous en souvenir.
Erit enim tunc tribulario magna, qualis non fuit ab initio mundi usque modo, neque fiet... Orate (3) (Matth., XXIV, 21)
Je vous embrasse... en attendant.
Mercure de France, 1903
1. "Mais lorsque vous ferez l'aumône, que votre main gauche ne sache point ce que fait votre main droite : afin que votre aumône soit dans le secret" (Matth VI, 3,4)
2. "Lors donc que vous donnerez l'aumône, ne faites point sonner la trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues pour être honorés des hommes? Je vous dit en vérité qu'ils ont reçu leur récompense." (Matth. VI, 2)
3. "Car l'affliction de ce temps sera si grande, qu'il n'y en point eu de pareille depuis le commencement du monde, et qu'il n y aura jamais" (Matth., XXIV, 21)
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