mardi 10 octobre 2017

Message à la jeunesse russe




Déclaration du défunt patriarche Alexis II, à la jeunesse russe (1991)


Mes chers enfants


   J'ai 62 ans. Vous êtes à peu près trois fois plus jeunes. Il est évident que vous aurez à vivre dans un monde qui sera très différent de celui où j'ai passé toute ma vie, à l'exception de la dernière période la plus difficile qu'il me reste à vivre. La société dans laquelle vous vivrez sera plus dure. 

   J'espère qu'elle comportera moins de pression extérieure, étatique. Mais elle nous poussera d'elle-même à l'action, au choix, à l'activité incessante, à la lutte pour survivre et réussir. Et le fardeau de la liberté est toujours dur, toujours difficile.

   La société dans laquelle vous allez entrer (ou dans laquelle on vous conduit) sera sans précédent dans l'histoire. Ce n'est pas un compliment que je lui fais. C'est un avertissement que je vous donne. Le fait est que pour la première fois, une société d'économie concurrentielle va se fonder dans les CONDITIONS d'un effondrement spirituel. La société de l'économie de marché en Europe est née dans le milieu du sévère puritanisme protestant, qui donna une valeur morale et religieuse à l'activité économique et sociale de l'homme. a son tour, l'Eglise Catholique, sortie de la Contre-réforme plus forte qu'elle n'y était entrée, a aidé l'homme à se libérer de "l'unidimension" économique, lui a rappelé qu'il était, avec tous ses semblables, avant tout un enfant de Dieu, et seulement en second lieu, un entrepreneur ou un ouvrier. C'est ce que peut donner aussi, avec beaucoup d'autres rappels spirituels indispensables, notre Eglise Orthodoxe Russe. Mais seront-ils nombreux, ceux qui sont prêts à nous écouter?

   Faut-il convaincre aujourd'hui quelqu'un que même dans les années de la perestroïka, notre société dans son ensemble n'est pas devenue plus spirituelle? Il y a des gens, et grâce à Dieu, ils sont assez nombreux, qui ont pu sérieusement s'approcher du monde chrétien et sont devenus plus doux, plus profonds, plus graves. Mais en voyez-vous beaucoup parmi vos amis et êtes-vous prêts vous-mêmes à prendre leurs avis au sérieux?

   Aujourd'hui notre société n'a en fait pas de valeurs nationales communes, et les gens qui créent une nouvelle façon de vivre n'ont pas d'inspiration religieuse. C'est pourquoi je crains que les changements, les changements indispensables et inévitables, vont dégringoler lourdement sur beaucoup de destins. Y compris les vôtres. Dieu vous donne le courage et la patience, la capacité de supporter l'adversité, et surtout, qu'il vous donne la faculté de discerner quand vous-mêmes causez du mal aux autres. 

   Vous allez vivre dans une nouvelle Russie. Dans la Russie qui s'en va maintenant, la Russie communiste, nous n'avons pas seulement beaucoup perdu, nous avons aussi trouvé quelque chose. En particulier, quand l'activité extérieure, sociale était dangereuse, quand l'état diffusait un froid corrosif, les gens ont appris à chérir la chaleur des relations humaines, la chaleur de la vie familiale, ils ont acquis la sage faculté d'être en paix avec leur âme. Les gens avaient peur de s'ouvrir à n'importe qui mais le faisaient entièrement avec quelques proches. Ils avaient faim de vérité et souffraient d'un déficit d'information, mais d'un autre côté, prisaient chaque parcelle de vérité de toute la profondeur de leur âme. Comme je voudrais que cette honnêteté vis à vis de soi-même, devant la Vérité, et aussi cette chaleur humaine et spirituelle fût votre héritage dans le monde où vous allez vivre. 

   Je suis moine, je n'ai pas de famille, pas d'enfants. Mais je sais au nom de quoi j'ai renoncé à cette grande joie terrestre. On peut renoncer à l'amour pour une seule personne et pour celles qui viendront au monde en conséquence de cet amour au nom d'un autre amour, plus grand, l'amour de Dieu, au nom de la vocation, de la possibilité de se consacrer entièrement au service de tous. Mais j'éprouve une grande amertume à voir tant de jeunes gens renoncer aux enfants au nom de buts très différents et sans commune mesure, au nom du "confort" quotidien. Et non seulement ils y renoncent, mais ils les tuent, ils ne leur permettent même pas de naître, les tuant dans le sein maternel... Le monde dans lequel vous entrez peut devenir celui des assassins sans remords, des assassins qui ne comprennent même pas ce qu'ils ont fait, ce qu'ils ont approuvé. Le christianisme dit que l'homme vient au monde pour qu'après lui, celui-ci devienne au moins un tout petit peu plus clair et meilleur. Le christianisme nous dit qu'on vient au monde pour donner, et non pour utiliser. Et avant tout, on doit se donner soi-même. Je crains qu'aujourd'hui, on soit élevé comme une sorte de «machine à sensations », au plaisir de laquelle doit servir tout le monde environnant. Je dois vous prévenir que le christianisme voit autrement la place de l’homme. Souvenez-vous de la Crucifixion du Christ, souvenez-vous comme il a aimé le monde. Ou bien rappelez-vous les paroles de Pasternak sur la vie humaine : « La vie n’est pourtant qu’un instant, que la dissolution de nous-mêmes en tous les autres, comme une offrande que nous leur faisons ».

   Etre chrétien est difficile. Mais c’est justement le christianisme qui a rajeuni le monde. Oui, dans l’Orthodoxie, les anciens, qui ont reçu leur sagesse de l’enseignement de leurs pères spirituels, ont beaucoup d’importance. Mais s’il advient à quelqu’un d’entre vous le bonheur de rencontrer un prêtre, un starets vraiment spirituel, vous verrez combien vit en lui de jeunesse, de joie, de lumière, de forces intérieures et de paix. « Je suis venu, dit le Christ, pour vous donner la vie, et la vie en abondance » (Jean 10.10). Et si la jeunesse est le symbole de la plénitude de la vie, alors le christianisme est vraiment la voie des jeunes.

   Que ne vous trouble pas le fait qu’il y ait plus, en nos églises, de vieilles que de jeunes. Dans l’Eglise, il y a aussi de la place pour vous. Et dans votre âme, il y a une place que Dieu a créée pour séjourner en vous-mêmes. Et si cette place est emplie par le Dieu Vivant, et non par des idoles, y compris celle de l’amour-propre et du souci de son propre bien-être, alors en votre âme vous acquerrez le Courage de supporter les avanies du futur, et la miséricorde pour les adoucir, et ‘amour pour ne pas redouter les gens qui ont besoin de vos soins. Que Dieu vous délivre de l’amour de vous-mêmes et vous donne l’esprit de la prière !

   Je suis un serviteur du culte. Mais que ne vous trouble pas le fait que les prêtres soient habillés de noir. La joie de Dieu et du salut de l’homme nous la portons dans nos cœurs, car ce n’est pas en vain que le Seigneur dit : « Que ma joie soit avec vous, et votre joie sera complète… Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble ni ne seffraie ». (Jean 15, 11 ; 14.27). La couleur de nos vêtements souligne la pureté de notre joie, la différencie de ce qui peut satisfaire l’homme en un monde sans Dieu.  
Et si au cours de votre vie, vous sentez qu’au fond de votre cœur il y a un vide que rien de ce que vous rencontrez dans le monde ne peut combler, souvenez-vous que le Christ existe, et l’Eglise qui témoigne d’elle-même par les paroles de l’apôtre : « considérés comme des imposteurs, quoique sincères et véritables, comme inconnus, quoique très connus ; comme toujours mourants, et vivants néanmoins ; comme châtiés mais non jusqu’à être tués ; comme tristes et toujours dans la joie ; comme pauvres et enrichissants plusieurs ; comme n’ayant rien et possédant tout. Ma bouche s’ouvre et mon cœur s’étend par l’affection que je vous porte. » (2 Cor.6,8-11).

Avec amour, espoir et inquiétude pour vous.
30 juin 1991
Le patriarche de Moscou Alexis II


   Alexis II a été primat de l'église orthodoxe de Russie de 1990 jusqu'à sa mort en 2008. Une époque qui coïncide avec l'effondrement de l'URSS suivi de la "purge" ultra libérale d'origine américaine qui a mis ce pays à genou avant un redressement économique de l'ère Poutine. Cette époque marque aussi le renouveau de la foi orthodoxe en Russie marquée symboliquement par la reconstruction de la Cathédrale du Christ Sauveur en 1997. 










Merci à Laurence pour ce texte





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