lundi 21 octobre 2019

Nisi crederet, non caperet







Le 28 août 2019


Nous pensons comme évident, je pense, que la bataille la plus durable dans l'histoire humaine et celle qui a un lien entre la foi et la raison ; que partout et toujours, les gens de foi sont en guerre contre les philosophes et les scientifiques. Et il est certainement vrai que partout où l'on regarde dans l'histoire humaine, on trouve quelque chose d'analogue à nos luttes modernes, comme l'exécution de Socrate pour avoir été un « athée ». Cependant, je pense qu'on exagère ce cas. Socrate a été exécuté pour athéisme parce qu'il déniait le Panthéon, le grand domaine des dieuxtribaux des Grecs. Mais ce rejet d'une constellation particulière de dieux n'était pas le rejet du divin en lui-même ; pour Socrate, l'univers était empreint de dessein et de signification divins. 

Ce qui se passe dans bien des endroits et des lieux, est que la foi et la raison sont tenues ensemble en tension l'une avec l'autre, plutôt que d'être dans une guerre à mort. C'est à dire que bien de nos batailles contemporaines sur ce sujet serait tout simplement inintelligibles pour les hommes d'autres époques et d'autres lieux. Pour ce qui est affirmé par le monde moderne, c'est que tout sera science et par conséquent, il n y aura (en ayant assez de temps et de financement) plus besoin de foi, une affirmation qui mène à la contre-affirmation du fidéisme. Nous estimons cette bataille comme étant typiquement moderne, mais en fait, la bataille tire son origine de la scolastique médiévale et en particulier avec l'assertion de Saint-Thomas d'Aquin que « la même chose ne peut pas être à la fois vue et crue. » Il continue : « Par conséquent, il est également impossible pour une et la même chose d'être un objet de science et de croyance » (1) Par conséquent, la science et la foi sont directement opposées l'une à l'autre pour que le plus de l'un doit signifier le moins de l'autre. Bien sûr, Thomas revient sur le versant de la foi, mais seulement en tant que palliatif. En accroissant nos connaissances, plus de choses passeront du domaine obscur de la foi à la lumière claire de la science jusqu'à ce que, au final, sans doute en une Vision Béate, tout sera connaissance alors que la foi, comme l'état communiste, va tout simplement disparaître, n'ayant plus de fonction à exercer. C'est vraiment une grande vision et personne ne pourra être pris en faute s'il veut accélérer le processus un peu et amener toutes les choses ou presque entièrement sous le domaine de la science aussi vite que possible. Mais cela mène à l'erreur fondamentale du monde moderne.

Et quelle est cette erreur fondamentale ? C'est la croyance qu'ici-bas existe un espace purement séculaire, divorcé de l'ordre moral. 
Désormais, cela fait un certain degré de signification si on confine son regard aux parties physiques du cosmos. On a pas besoin, et même on ne peut pas, laisser les considérations morales revêtir un calcul de l'orbite de Vénus ou la réfraction de la lumière. Et cette vision « non-morale » a prouvé sa force ; rares seraient ceux qui auraient la volonté d'abandonner les merveilles de l'âge moderne. Cependant, je pense que cette vision fragmentaire échoue lorsque nous tournons notre attention des parties d'un tout. Lorsque nous regardons le cosmos comme un tout, nous voyons de l'ordre et de la beauté et nous pouvons seulement les comprendre par un prisme esthétique. Alors que les parties sont gouvernées par une rationalité strictement déterministe et peuvent être comprises par la connaissance des causes, le tout est gouverné par l'ordre et la beauté et on ne peut pas la rationaliser. Le cosmos est cosmétique et comme toutes les choses cosmétiques, il échappe au rationnel pur en faveur d'une contemplation pure. Ce qu'il ne convie pas, c'est quelque réduction de l'ordre cosmique aux quatre causes, le point final de toute analyse rationnelle. C'est à dire que le cosmos échappe au rationalisme. 

Je me souviens avoir lu un scientifique – je pense qu'il s'agissait de Desmond Morris – expliquer « l'amour » en terme de réactions chimiques dans notre cerveau. Et il est bien sûr absolument correct : voir l'être aimé se traduit en mouvements chimiques. Il a par conséquent parfaitement rationalisé l'amour, et passe totalement à côté de lui. Et c'est là précisément que nous atteignons les limites du rationalisme : c'est toujours une explication complète qui n'explique absolument rien : cela donne (ou peut donner) une vision exhaustive des parties et ne dit rien sur le tout. Parce que la vérité est que rien d'important peut être rationalisé, ni l'amour, ni le cosmos, ni la Croix.

Dans la mesure ou la science – ou la philosophie d'ailleurs – signifie « le savoir par les causes », et spécifiquement les quatre causes identifiées par Aristote, cela sera toujours incomplet parce que la vérité est que rien d'important n'a de causes, humaines ou divines, que la philosophie et la théologie sont concernées en premier lieu. Les « causes » sont déterminantes (comme dans « cause et effet ») et par conséquent, on ne peut pas réduire l'acte de création à ces « causes » puisque le faire déposséderait chaque créateur de sa (ou Sa) liberté. Chaque chose créée a des causes, mais l'être n'en a pas, il a seulement une raison et la raison d'être, c'est l'amour, quelque chose d'irréductible à aucune matrice des causes aristotéliciennes. (2)

Au tout début de l'ère moderne, le poète Angelus Selisius l'a exprimé ainsi :

Die Ros' ist ohn' Warum, sie blühet weil sie blühet,
Sie ach't nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie siehet. (I, 289)

(La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu'elle fleurit,
N'a souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit.) (3)

La rose peut être « expliquée » par une réduction à ses quatre causes mais ne peut pas être comprise de cette façon. Le scientifique ou le philosophe rationaliste peut seulement expliquer la rose en ignorant son être réel. Il est vrai que c'est une ignorance utile, nous permettant de faire pousser plus de roses et des plus belles mais l'achat d'une rose n'a pas de cause mais des raisons. Et une grande différence entre les causes et les raisons est que alors que le premier est déterministe, le dernier appelle à plus de liberté ; je peux acheter une rose ou non ; je peut choisir des chocolats à la place des roses, ou ne rien choisir du tout.



Le Divin Géomètre (vers 1250)



La création d'Adam
Tadeusz Kowaski, 2006



Ce souci des raisons plutôt que de la cause nous amène immédiatement au monde de l'artiste et du créateur, car toutes choses commencent dans l'art. Au haut Moyen-Âge, il est devenu populaire de représenter Dieu comme le Grand Géomètre ; mais en fait, il est le Grand Artiste créant un cosmos, la racine du « cosmétique » ou plutôt le Grand Potier, formant l'homme à partir du limon de la terre. Le géomètre (qua géomètre) ne crée rien ; le potier seul peut dire : « voici que je fais quelque chose de nouveau. »

Il est intéressant de noter que le monde séculaire dépend de la création de la fin du Moyen-Âge de la notion d'espace cartésien, un espace séculaire, on devrait presque dire un « espace mort ». Mais la notion ne commence pas avec Descartes ni par quelconque scientifique ou philosophe mais avec les artistes, en particulier la démonstration de Brunelleschi de la perspective du point unique en 1420. Elle est devenu le standard du réalisme artistique, en dépit du fait que cela n'est pas réaliste du tout, et ce n'est pas du tout la façon dont les gens voient les choses. Pour voir une chose, nous avons deux yeux plutôt qu'un, et notre regard n'est jamais fixé pour très longtemps, et certainement pas sur une « ligne de fuite » infinie. Au contraire, notre point de focalisation change constamment. En réalité, nous composons toujours avec de multiples perspectives, plus comme l'œuvre L'agneau mystique de Van Eyck plutôt que comme l'interprétation d'Alberti du Narcisse du Caravage (le symbole parfait de son époque, et de la notre). Mais la question, c'est que cet espace séculaire est passé de l'art à la science et la philosophie, et non pas l'inverse. (4)

Lorsque la philosophie est passée du domaine des causes au domaine des raisons, elle est aussi passée du monde du déterminisme au monde de la liberté. En un mot, les effets sont déterminés par leur causes, mais dans l'autre, les actions sont occasionnées par leurs raisons. Et clairement, les mêmes raisons mènent toujours à des actions différentes. La raison est donnée mais les réponses sont, ou peuvent être, libres. Et il est toujours impossible de dire à l'avance quelle réponse particulière est « correcte », et il peut ne pas être possible de faire ainsi, même rétrospectivement. Dans le monde des quatre causes, il ne peut n'y avoir plus qu'une réponse et par conséquent une science « correcte » et par extension, une philosophie « correcte ». Mais du fait que Dieu est la cause ultime de toute action, et du fait que l'infinité qui est Dieu, ou plutôt l'infinité que Dieu surpasse, elle ne sera jamais capturée par une philosophie, il ne peut pas y avoir une seule philosophie « correcte » ; au contraire, chacune est une vue fragmentaire d'un tout. Ici, nous passons dans la « docte ignorance », la docta ignorantia de Nicolas de Cues. Dans ce monde, nous pouvons affiner notre apprentissage, mais nous ne pouvons jamais nous débarrasser de notre ignorance. 

Bien sûr, abandonner les « connaissances par les causes » d'une philosophie analytique a son coût psychique. D'un côté, nous devons abandonner (ou du moins rétrograder) le monde du savoir sûr et entrer dans le monde nébuleux, le nuage de l'inconnu, le monde où l'humilité plutôt que la certitude est le mot d'ordre. Et il nous amène du monde des propositions vers le monde de l'art et de l'histoire, de l'image et du récit. Dans ce monde, la « raison » elle-même passe des « conclusions fermes issues de propositions sûres » à la raison en tant que proportion entre l'image et l'objet, entre le récit et le monde. Et dans ce monde, la foi et la connaissance ne sont pas opposées mais complémentaires. La foi est l'entrée dans la connaissance, et la connaissance ne diminue pas mais au contraire renforce la foi, et c'est ainsi même si la connaissance défie aussi la foi, comme elle le veut certainement. 

Certains vont permettre que les histoires aient un pouvoir « émotif » mais doutent de leur prise nécessaire sur la raison. Mais cela la tire exactement en arrière : une histoire devraitêtre émotive, mais elle doitêtre raisonnable. C'est à dire qu'une histoire doit être proportionnelle à la vision du monde que nous avons ou pouvons imaginer avoir. L'histoire peux accroître ou renforcer notre rationalité mais elle doit faire appel à cela d'une certaine manière, ou alors, elle sera simplement rejetée comme étant fausse ou inintéressante. Et c'est précisément cette proportionnalité, ce ratio, qui constitue la raison elle-même. Et même, à la lumière du théorème de l'incomplétude de Gödel et le théorème de l'indéfinissable de Tarski, même les mathématiques et la logique repose sur un noyau de pure croyance. Ici, nous devrions être aux côtés de Nicolas de Cues pour affirmer Nisi crederet, non caperet qui peut être traduit à peu près comme : « s'il ne croira pas, il ne comprendra pas. »

Cette perspective résout aussi un problème qui altère cette analyse, en un mot, pourquoi Dieu a choisi de nous parler comme il le fait ? Pourquoi nous a-t-il adressé un sermon sur une montagne plutôt que dans un séminaire ou une synagogue ? Mais cette question est enracinée pas tant dans la mauvaise philosophie que dans la mauvaise anthropologie. Pour le philosophe analytique, comme le capitaliste, il imagine l'homme comme une machine « rationnelle ». Mais « rationnelle » ici, perd sa connexion avec leratio, la proportionnalité, pour devenir quelque chose plus proche du « calculant » ou des même « utilités » (dans le cas du capitalisme) ou des « propositions » (dans le cas du philosophe). Mais l'homme ne fonctionne pas comme cela, et Dieu non plus. Ou du moins, Dieu choisit de s'empêcher d'être un artiste ou un historien plutôt qu'un philosophe. Il nous donne des histoires, pas des propositions. Et les histoires doivent être crues avant d'être pouvoir utilisées. Et il fait cela précisément parce qu'il est le meilleur philosophe et le meilleur psychologue. Mais il est aussi un meilleur Père du fait qu'il donne toujours à ses enfants les meilleurs dons possibles. Cela étant le cas, je dois commencer avec les bonnes histoires plutôt que la « bonne » philosophie parce que c'est comme cela que tous le gens pensent et c'est la seule façon pour eux de penser.

Le théologien orthodoxe, David Bentley Hart, a capturé la chose joliment lorsqu'il dit : 

Ainsi, pour la pensée chrétienne, la connaissance du monde est quelque chose qui doit être accomplie, non seulement par une reconstruction ou sa « raison suffisante », mais par une obéissance à la gloire, une orientation de la volonté vers la lumière de l'être et de sa gratuité ; et ainsi le discours de vérité le plus pleinement « adéquat », c'est la dévotion, la prière et la réjouissance.

Dit autrement, la vérité de l'être est poétique avant d'être « rationnelle » (Et même, c'est rationnel précisément grâce à sa cohérence poétique suprême et sa richesse de détail), et ainsi ne peut être vraiment connue si l'ordre est renversé.

La beauté est le début et la fin de toute véritable connaissance : pour réellement savoir, on doit d'abord aimer, et ayant su, on doit finalement se réjouir ; seulement cela « correspond » à la l'amour Trinitaire et la réjouissance que cela crée. La vérité de l'être est l'entièreté de l'être, dans son événement, sans raison, et ainsi, dans chaque détail, révélateur de la lumière qui l'octroie. (5)

    1. Saint-Thomas d'Aquin, Somme théologique

    2. Voir Rémi Brague, Curing Mad Truths: Medieval Wisdom for the Modern Age, Catholic Ideas for a Secular World(Notre Dame, Indiana: Notre Dame University Press, 2019), 22. ↑ 

    3. Cité dans Johannes Hoff, The Analogical Turn: Rethinking Modernity with Nicholas of Cusa, Kindle (Grand Rapids, Michigan/ Cambridge, U.K.: William B. Eerdmans Publishing Company, 2013), 165. ↑

    4. Voir la discussion in Hoff, chap. 8. ↑`

    5. David Bentley Hart, The Beauty of the Infinite: The Aesthetics of Christian Truth(Grand Rapids, Michigan/ Cambridge, U.K.: Eerdmans, 2004), 132. ↑





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